Très cher Bernard,
Les 17 et 18 novembre derniers, à Genève, dans le cadre de l’événement La mort, une liberté à inventer, tu nous enseignais encore, avec tes solides convictions forgées par ton expérience. Tu défendais la mort avec énergie car elle rappelle le don fondamental de l’existence.
Nous écoutions religieusement, pris par tes propos puissants, par ton humilité – tu disais « à 84 ans, je sais de moins en moins de choses sur la mort » - ; pris par la vertigineuse profondeur des questions sans âge sur l’Etre, le néant et la mort, inlassablement creusées jusqu’aux tréfonds de toi-même, jusqu’aux pépites de l’émerveillement premier.
Une grande et belle leçon.
C’est aujourd’hui, très cher Bernard, que tu nous donnes ta dernière leçon en matière de mort, mais cette fois-ci nous passons aux travaux pratiques. Toi, en premier lieu, puisque tu as passé la porte de la mort, le mystère des mystères.
Nous, devant ton urne, certaines, certains avec au cœur une plus grande béance que d’autres, nous entrons à notre tour dans notre travail d’énigme.
Tu disais : « parce que celui qui est mort ne fait plus partie du monde des vivants, il faut le laisser partir, et en même temps essayer de le loger en nous. »
Aujourd’hui c’est toi qui es mort, c’est toi qui ne fais plus partie du monde des vivants, à nous de te laisser partir, et en même temps de réaménager une place en nous pour nos histoires, nos souvenirs. Nous entendons encore tes propos véhéments sur le récit que nous faisons à la mort d’un proche. Tu nous prévenais des risques d’enjoliver, de censurer, de fabriquer finalement « un mort qui nous convienne ».
Très cher Bernard, tu n’as jamais cherché à être « convenable ».
Un jour, lors d’une transmissions sur les Cafés mortels, tu nous as dit : « vous devez être ET bénévoles ET professionnels ». Faire coexister des réalités contradictoires, voilà ce qui te décrit le mieux. Et la montagne et la ville, et la paysannerie et l’université, et l’oralité et les livres, et les paroles et l’écoute, et le corps et l’esprit, et la foi et les doutes.
Et laisser partir les morts et les loger en soi.
Incarner le paradoxe, vivre dans les contradictions, comme tu l’as fait, c’est vivre plus large, plus profond, plus haut, plus fort, et probablement aussi plus difficile.
Tu en as a fait le récit dans l’un de tes derniers livres, Et comme l’espérance est violente, dont le titre est emprunté à un vers d’Apollinaire, ce vers qui orne d’ailleurs ton faire-part. En compagnie de ta nièce Marcia, tu retraces le cours de ta vie, riche et pleine, avec ton habituelle et exigeante recherche de vérité, sans complaisance aucune. Ton espérance n’était pas béate, mais combat, lutte, doute, erreurs, remise en cause perpétuelle.
Puisses-tu aujourd’hui accomplir ton espérance, avec ces mots de Bernanos que tu cites : « Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une nouvelle aurore ».
Très cher Bernard,
MERCI de tout ce que tu as exploré, donné, transmis durant ton parcours terrestre
Puisse ta quête enfin se terminer dans le mystère de la mort
Puisse ton Âme reposer en paix dans cette nouvelle aurore.
Avec nos plus sincères condoléances à Elisabeth, ton épouse, à Jean, ton fils de cœur, à la famille Crettaz, à la famille Preiswerk, toutes les personnes qui, dans la vallée, à Genève, à Fribourg et ailleurs, t’ont connu et aimé.
Rita Bonvin pour EVM
Les Cafés mortels : rapatrier la mort au cœur de la cité
Parler de la mort au bistrot, voici l’idée toute simple lancée par le sociologue suisse Bernard Crettaz au terme d’une conférence au musée d’Ethnographie de Neuchâtel (CH), en 2004. Dans ces « Cafés mortels », il souhaite ainsi « libérer de façon spontanée et sauvage une parole sur la mort, tout en la dédramatisant par le boire et le manger d’un bistrot ».
En 2010, paraît le livre Cafés mortels, sortir la mort du silence*. Bernard Crettaz y évoque, entre partage de son expérience et analyse sociologique, ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se trame et ce qui reste. Les Cafés se développent, dépassent la centaine, migrent partout dans le monde.
En 2014, Bernard Crettaz anime son dernier Café mortel; il a organisé la transmission de cette aventure où se côtoient engagement phréatique, liberté d’esprit et encouragement à la transgression – à l’image du personnage. Une association, EnVie de Dire la Mort, est créée en Suisse francophone ; elle regroupe des personnes provenant de différents milieux, qui s’engagent activement à parler de la mort en public, sous différentes formes, dans le but de promouvoir autour de la mort, des pertes, du deuil, des rites :
- une oralité vivante : la présence réelle de ceux qui parlent et de ceux qui écoutent, permettant la rencontre ; le lien avec une tradition orale séculaire qui légitime l’homme dans sa parole sur la mort et la vie ; l’élaboration d’un récit qui fait avancer ce travail d’énigme autour du deuil et de la mort.
- une oralité citoyenne : celle qui aborde des sujets qui nous concernent tous, dans des lieux accessibles à tous, réunissant à chaque fois une communauté éphémère de vivants face à la mort.
- une oralité non spécialisée : celle qui reconnaît la valeur de l’expérience de chacun ; celle qui affronte la mort sans recourir aux références de quelque système que ce soit.
- pas de posture professionnelle mais simplement le questionnement d’êtres humains face à la mort,
- pas de théorie mais des expériences,
- pas de thérapie mais un partage.
Grâce aux Cafés mortels, la mort sort non seulement du silence, mais également du champ médico-socio-thérapeutique dans lequel il serait vain de vouloir la circonscrire. Porteurs d’une voix citoyenne, les Cafés mortels rapatrient la mort au cœur de la cité et célèbrent dans un esprit libertaire un nouvel art de vivre qui rassemble joyeusement, et dans leur contradiction invraisemblable, la vie et la mort.
*Ed. Labor et Fides, Genève
Association EnVie de dire la Mort, Suisse :
Albane Bérard (Montreux VD),
Rita Bonvin (Ayent VS),
Alina Darbellay (Uvrier VS),
Martial Ducrey (Sion VS),
Stefania Lemière (Carouge GE),
Charlaine Luthi (Troistorrents VS),
Laurent Neury (Martigny VS),
Christine Orsinger (Martigny VS),
Monique Vuataz (Vevey VD)